Mme Scholtes, on entend souvent parler de pénurie de talents dans le secteur financier. Quels sont les dangers d’une telle situation ?

Le premier impact négatif se situe au niveau de la qualité de service. Même si la digitalisation apporte beaucoup de progrès - et l’on voit de plus en plus les clients des banques opter pour des solutions digitales pour leurs opérations bancaires courantes - la banque reste avant tout un métier de relations humaines notamment pour accompagner des clients dans des moments clés de leur vie ou de leur entreprise.

L’autre impact négatif que je vois se situe au niveau de l’innovation. Le monde financier continue à faire face à de nombreux changements et il est par nature international. Ne pas avoir les ressources pour innover à Luxembourg veut dire stagner, donc perdre en avantage compétitif. Développer de nouveaux produits et services, pousser la digitalisation, baigner dans un écosystème innovant est fondamental pour la place financière afin de maintenir une longueur d’avance par rapport aux places concurrentes. 

Il en va également de la réputation et de l’attractivité de la place...

Oui, en effet. La lutte contre la cybercriminalité, celle contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ou encore les questions de compliance réglementaire sont stratégiques pour une place financière comme le Luxembourg. Ici également, la question du réservoir de talents et de compétences est importante.

D’ailleurs, dans la décision d’une banque de s’implanter dans un centre financier, la question de la disponibilité des talents est un des facteurs clés après le cadre réglementaire, Entretien avec Karin Scholtes, Présidente de la House of Training Investir dans les compétences du futur à tout âge la fiscalité ou les questions liées aux coûts. Au vu de la pénurie de main-d’œuvre qui ira crescendo dans tous les pays à démographie naturelle décroissante comme le Luxembourg, ce facteur jouera un rôle de plus en plus important ; j’en suis persuadée.

Il en va de même pour les décisions des clients. Un client international va se tourner vers une place financière qui jouit d’une réputation d’excellence et d’un know-how prouvé. Luxembourg a une place à défendre ici, et la concurrence ne dort pas.

N’y a-t-il pas également un impact sur les collaborateurs en place ?

Il ne faut pas sous-estimer l’importance de la réputation et du dynamisme d’une place financière sur l’attraction des talents. Des talents attirent d’autres talents. Si vous voulez faire carrière dans ce secteur, vous vous tournez naturellement vers des centres financiers de renom car vous savez que vous allez y trouver des opportunités de carrière et de développement.

Ceci dit, le métier de banquier change. Comme dans tous les secteurs, les collaborateurs des banques aspirent à un bon équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie privée. Outre les opportunités de carrière, la question de la flexibilité du travail et du temps de travail sont de vrais sujets, pour les jeunes et les moins jeunes d’ailleurs.

Les managers doivent faire preuve de vrai leadership pour attirer et retenir les talents, leur métier est aussi un métier en plein changement.

Quels sont les profils les plus recherchés ?

Les profils très recherchés sont liés aux professions de l’ICT. C’est un enjeu prépondérant non seulement pour des questions d’innovation, mais également pour des enjeux de rentabilité et de productivité.

Compter en leur sein des collaborateurs maîtrisant de nouvelles technologies telles que l’intelligence artificielle permettra aux banques de continuer à se développer, à investir de nouvelles niches à forte valeur ajoutée.

Un autre domaine où il y a pénurie est toutes les fonctions de contrôle. Le poids réglementaire croissant est largement thématisé. Aujourd’hui, en moyenne, 30 % des collaborateurs des banques sont actifs dans des fonctions de compliance ou d’audit interne. C’est énorme, d’où l’importance d’investir dans un data management solide et de recourir entre autres à l’IA.

Enfin, trouver assez de bons conseillers, que ce soit en banque de détail ou en banque privée, ayant à la fois les compétences techniques et les qualités humaines pour accompagner les clients, reste difficile.

Si en plus vous souhaitez recruter des conseillers locaux et polyglottes afin de pouvoir vous adapter à la langue préférée de vos clients, cela devient un vrai casse-tête.

Face à cette pénurie, quelles sont les pistes de solutions envisageables ?

La réalité démographique fait qu’avec le départ à la retraite des baby-boomers, les jeunes qui entrent sur le marché du travail ne seront pas assez nombreux pour les remplacer. Il faut donc non seulement accroître notre productivité si nous voulons maintenir nos standards, mais en plus nous assurer que, dès le départ, les jeunes ont les bonnes compétences pour répondre aux nouveaux besoins du marché. Et là, le système éducatif et la formation jouent un rôle crucial.

Nous avons la chance d’avoir une université qui, parmi les universités récemment créées, dispose d’un excellent classement. Cependant, il me semble que le monde du travail évolue plus vite que le monde de l’éducation. Or, nous avons besoin de travailler main dans la main et l’offre d’enseignement doit être davantage en phase avec les besoins du marché.

Aussi, n’oublions pas que la place financière luxembourgeoise est fortement dépendante de la main-d’œuvre étrangère et nous voyons que nous perdons en attractivité pour différentes raisons, entre autres le coût de la vie et la problématique des transports. Il convient d’adresser ces problèmes nationaux rapidement et efficacement afin de maintenir un niveau de vie élevé. La majorité des personnes qui travaillent dans le secteur financier ont des diplômes universitaires et peuvent trouver des emplois intéressants en dehors du Luxembourg. Il faut pouvoir leur offrir un cadre de vie attractif et agréable et les retenir à Luxembourg.

Une autre piste peut-elle être la formation continue ou le reskilling ?

Certainement. Tous les métiers, y inclus les métiers de la finance, changent rapidement. En moyenne, le métier d’un collaborateur d’une banque va changer fondamentalement tous les trois à cinq ans. Le continuous skilling doit devenir un réflexe, pour les entreprises et pour les collaborateurs.

D’ailleurs, la bonne recrue d’aujourd’hui est non seulement une personne avec un bon bagage technique et humain, mais surtout une personne avec un potentiel d’évolution élevé, quelqu’un qui pourra aisément s’adapter aux nouveautés.

De nombreux efforts sont entrepris en matière de formation continue que ce soit à la House of Training, à l’Université ou par les acteurs du secteur bancaire eux-mêmes. Cependant, j’estime que ces initiatives devraient être mieux encouragées par l’État. Il convient de savoir qu’en 2018, le cofinancement de la formation en entreprise, et plus précisément la subvention de l’Institut national pour le développement de la formation professionnelle continue (INFPC), a été revu à la baisse. Il serait judicieux que le prochain gouvernement revienne sur cette décision. Ce serait une belle initiative pour l’année 2023 ... décrétée The European Year of Skills par la Commission européenne

 

Karin Scholtes, Présidente de la House of Training